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DOSSIER    La gestion du sommeil en mer

© Documentation Voile 2018 | Théo Devigne

Le sommeil au cœur de la préparation des skippers

Sciences et Avenir : Comment s'organise le sommeil des marins ?

Dr Bertrand de La Giclais : Les navigateurs qui se lancent dans une course en solitaire doivent se préparer à un sommeil polyphasique, un sommeil fragmenté en plusieurs phases de 10 à 40 minutes maximum. Il s'agit en fait de multiples siestes qui vont se compter au nombre de 3 à 6 par tranche de 24 heures. Le problème est de leur permettre de récupérer tant au niveau physique que psychique avec ces laps de temps relativement courts par rapport à nos cycles de sommeil sur terre.

C'est-à-dire ?

On distingue deux types de sommeil réparateur : le sommeil lent profond qui joue un rôle de régénérateur physique et qui s'obtient en condition "normale" au bout de 40 minutes d'endormissement ; et le sommeil paradoxal qui est, lui, un régénérateur psychique et qu'on atteint généralement après 70 minutes de sommeil. Les navigateurs, malgré les temps très courts de leur sieste, doivent pouvoir atteindre ces deux types de sommeil pour tenir le coup.

Comment font-ils pour atteindre ce sommeil réparateur en dormant si peu ?

Au bout de 48 heures passées en mer, ils vont accumuler ce qu'on appelle une dette de sommeil. C'est en gérant intelligemment cette dette qu'ils peuvent parvenir à connaitre un sommeil lent profond ou un sommeil paradoxal. L'idée étant de pouvoir dormir peu, mais bien. Car un marin dont les siestes ne seraient pas vraiment réparatrices pourraient rencontrer des problèmes. 

Pour mieux comprendre ce phénomène, nous avons mené une étude avec Kito de Pavant (un navigateur français : ndlr) de façon à dresser la carte horaire du bon sommeil : les meilleurs créneaux de repos. On sait ainsi qu'entre 11h et 12h, la sieste n'aura pas grand intérêt pour permettre au marin de récupérer. C'est également le cas à terre d'ailleurs, où ce créneau n'est pas propice à un vrai sommeil. Il vaut mieux lui préférer celui de 13h-14h par exemple. Ainsi, les créneaux les plus propices à des siestes réparatrices sont dispatchés sur l'ensemble de cette carte horaire du bon sommeil.

Mais cette carte horaire peut ne pas correspondre aux aléas d'une navigation soumise aux caprices d'une mer agitée. Que se passe-t-il dans ce cas-là ?

C'est très juste. C'est pourquoi elle est dressée avec des marges de manœuvre qui permettent au marin de l'adapter en fonction des conditions rencontrées durant la course. En principe, je donne 6 fenêtres de repos au marin par tranche de 24 heures. Il doit en prendre au moins 3 pour ne pas se retrouver dans le rouge.

Le rouge, c'est quoi ?

Ce sont les dangers inhérents au manque de sommeil qui deviennent des risques mortels lorsqu'on est seul en mer. Le premier risque c'est d'être plongé dans ce qu'on appelle l'inertie du sommeil : on est littéralement happé par le sommeil qui nous fait lâcher prise. Les marins vont alors s'endormir pour un cycle normal de 5 à 6 heures durant lesquelles le bateau est livré à lui-même.

Le second danger est d'ordre psychique. Ce sont les hallucinations hypnagogiques qui résultent d'un manque cruel de sommeil paradoxal. Les marins peuvent avoir des hallucinations très fortes et très troublantes. Voir un proche sur le bateau. Voir d'autres bateaux alentours qui n'existent pas. Cela peut même aller jusqu'au dromadaire posé sur la proue du bateau... Ces visions peuvent littéralement faire perdre la tête au marin. A fortiori lorsqu'il s'agit d'une course en solitaire où personne n'est là pour s'occuper du marin.

Question réponse avec Armel Le Cléac ’h et Marc Guillemot :

La gestion du sommeil est un élément important en voile, notamment sur une course de 3 mois comme pour le Vendée Globe. Comment l’abordez-vous ?

Armel Le Cleac ’h : La gestion du sommeil est, en effet, un élément important pour un skipper, notamment sur les courses en solitaire. On ne dort pas comme à la maison lorsqu’on est en mer. Notre repos dépend des conditions climatiques. On recherche donc le sommeil dès qu’on a un moment de répit. Avec l’expérience, on est capable d’anticiper les situations difficiles qui vont nous empêcher de dormir ou limiter notre sommeil à une vingtaine de minutes, par exemple lorsque l’on est proche des côtes. Il faut alors avoir une bonne alarme pour se réveiller car ce n’est pas toujours facile.

 

Marc Guillemot : Avant d’aborder le sommeil, il faut parler d’objectif et de motivation. Il est important de savoir où l’on va. Il est plus simple de se motiver, de gérer son sommeil et de rester éveillé si on a un objectif. Pour la gestion du sommeil sur les courses au large, on n’a pas la même vision au début de sa carrière et lorsqu’on a un peu plus de bouteille. On se base toujours sur ses expériences précédentes. Par exemple, pendant une quinzaine de jours, je sais que je n’ai pas besoin de réveil. Après, je commence à en utiliser un, avec une bonne alarme. Lors d’un précédent Vendée Globe, au milieu du Pacifique, je ne l’entendais même plus. Au lieu de partir pour un sommeil d’1h-1h30, je restais endormi 2, 3 ou 4 heures. J’avais besoin de repos et, inconsciemment, je refusais d’entendre l’alarme. Pour moi, il y a vraiment une évolution au moment où tu démarres ta carrière et au fil du temps, avec l’expérience qui te permet d’apprendre à gérer ton sommeil.

Comment s’organisent vos cycles de sommeil ?

A.L. : On dort par période de 5 minutes à 1h15, plusieurs fois par jour. Lors de mon 1er Vendée Globe, je dormais entre 6 et 7h par jour. Avec moins de temps de sommeil, je suis trop fatigué. On atteint le sommeil profond sur des phases de sommeil d’au moins 45 minutes. Cette phase est plus récupératrice pour le corps. Sur des sommeils plus courts, on recharge juste un peu les batteries.

M.G. : Si la situation est bonne, on peut avoir 2, 3 ou 4 séries de 40 minutes à 2h. Tout dépend des conditions météorologiques. Lors des changements de vents, le sommeil est court. À l’inverse, des vents constants permettent de ne pas avoir de coupures pendant le sommeil.

Préparez-vous en amont cette gestion du sommeil afin d’être prêts lors de la course ?

A.L. : Je me préparais avant pour la course du Figaro. Il faut bien connaître son corps. L’expérience permet de mieux gérer son sommeil. Pour le Vendée Globe, il s’agit d’une gestion au quotidien car trois mois, c’est très long. Je travaillais cela au pôle d’entraînement du Finistère, avec différents skippers. Plusieurs informations sont enregistrées pendant qu’on dort afin de nous sortir notre profil : petit ou gros dormeur, du matin ou du soir, etc. Lorsque l’on connaît ces informations, on essaie de les mettre en pratique en mer. On ne peut pas réellement s’entraîner sur terre car les conditions sont trop différentes. Il faut donc faire de longues sorties en voile pour vraiment s’exercer.

M.G. : Je ne prépare rien à terre. Je fais attention à avoir une bonne hygiène de vie.

L’alimentation et l’hydratation sont des éléments essentiels dans la gestion d’une course mais aussi du sommeil. Comment gérez-vous votre alimentation ?

A.L. : Il est très important de bien s’alimenter pour être en forme, et encore plus sur une course longue. Il faut éviter d’avoir des carences qui peuvent diminuer la performance. Dans le travail réalisé avec le team Banque Populaire, les différents skippers partagent leurs expériences. On est aussi accompagné d’un médecin qui nous aide à préparer des repas équilibrés en fonction du nombre de calories dont on a besoin, notamment selon les zones géographiques où l’on est. Sur mon dernier Vendée Globe, j’ai un peu manqué de nourriture. Je suis donc arrivé amaigri et affaibli. Je ne commettrai pas 2 fois la même erreur. Je travaille aussi avec des nutritionnistes pour sélectionner des aliments qui n’influencent pas la vigilance.

M.G. : Tous les matins, un plat de tripes et du cassoulet… Non, j’essaie de manger des plats que je choisis parmi des listes que l’on m’a conseillées. J’ai des menus tous les jours, 2 fois par jour, en fonction des régions. Selon la zone où l’on est, on a besoin de plus ou moins de calories. Par exemple, au passage du « Pot au noir » ou de l’Équateur, je ne vais pas manger un cassoulet. Il y a aussi la gestion de l’eau. On a généralement un dessalinisateur. Je prends en plus 50 litres d’eau minérale, au cas où mon dessalinisateur tomberait en panne. La course au poids existe, mais aussi à l’efficacité. Il ne faut pas faire n’importe quoi, au risque d’empiéter sur la performance.

Quels sont vos secrets pour tenir malgré le manque de sommeil en mer ?

A.L. : être bien installé. Il faut éviter d’avoir des courbatures au réveil et bien reposer ses muscles. Encore une fois, l’expérience permet de mieux s’installer. Par exemple, pour le Vendée Globe, je pars avec un gros matelas dans ma cabine.

M.G. : Bien s’alimenter et s’hydrater ! Tout se reporte sur le sommeil. J’ai toujours des racines de gingembre, j’en bois dans mon thé tous les jours depuis 15 ans. Je mange aussi des huîtres en début de course, pour leur taurine, de l’EPO naturelle. Je fais le malin mais il n’y a pas longtemps que je le sais. J’adore les huîtres, elles me donnent vraiment la pêche !

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